Requiem Pfefferberg : 11
Une vie emprisonnée,
mais une volonté de vivre.
Midi venait de passer quand Isayc
releva les yeux de ces documents administratifs. Certes, dominer des pays était
bien gratifiant pour son orgueil, pour cet orphelin rejeté par la société, mais
il avait une sainte horreur de la paperasse. Cela l’énervait à chaque fois et
quelqu’un devait subir sa frustration.
Il se mit à réfléchir. Il terroriserait
bien quelques petits nobles juste pour les voir faire dans leur froc, les
regarder s’agenouiller à ses pieds pour le supplier de ne pas les punir.
Qu’est-ce qu’il s’avouerait à les voir ainsi ! Son regard fit le tour de
la pièce meublée avec bon goût. Le bureau massif se trouvait au centre de la
pièce, illuminée par la grande baie vitrée qui s’ouvrait sur un balcon. Tout le
long d’un mur, d’en haut jusqu’en bas, se tenait une bibliothèque avec toutes
sortes de livres dans presque toutes les langues existantes.
Le bureau du Roi, un lieu juste pour lui où
personne n’entrait sans son autorisation. Un lieu où il pouvait être tranquille
pour réfléchir à ses prochaines batailles.
Avoir trois royaumes pour lui n’était
pas assez, évidemment. Il voulait tout d’abord conquérir Elhalyne, mais
l’ancien roi de ce pays avait rendu l’âme et son successeur était aussi cruel
et méprisant que lui-même. De plus, il devait aussi reconnaître que l’armée de
Roi Hang Shu était des plus effroyables et des plus efficaces.
Alors, Isayc songea, préférable, de
conquérir d’abord Soleda, le royaume du sud. Il ne connaissait pas ce pays,
alors il envoya en reconnaissance des hommes déguisés afin d’en connaître
suffisamment avant d’attaquer, comme il l’avait fait pour Inonumy.
Isayc laissa son regard errer dans la
pièce pour fixer la frêle silhouette de jeune fille assise à même le sol, le
dos appuyé contre la bibliothèque. Elle lisait un livre dans la langue
d’Elhalyne, une langue dont l’homme n’arrivait pas à parler. Il savait qu’elle
le faisait exprès. Pourtant, cette chienne devrait le remercier.
Un peu plus d’an auparavant, elle fut
amenée à lui en compagnie d’une autre jeune fille qu’il avait reconnue comme
étant une déchiant. Étant donné l’état des habits de cette jeune fille, il
avait vite compris que ces hommes ne s’étaient pas privés pour s’amuser avec
elle avant de la lui amener. Mais, pourtant, il avait été charmé non pas pour
sa beauté, bien qu’il doive reconnaître qu’elle était des plus séduisantes,
mais c’était ce regard vert, un regard plein de haine, mais aussi d’une grande
volonté. Ses yeux d’un vert limpide montraient sa force de caractère.
Cette jeune fille de quinze ans à l’époque ne
baissa jamais ses yeux face à lui. Elle lui parlait toujours en le regardant de
face et ne mâchait pas ses mots. Au début, il avait voulu la faire céder en la
traitant comme une chienne, en la violant, en l’offrant à ses hommes également
et observant le spectacle pour l’humilier encore plus.
Mais rien ! Cette fille
subissait tout en serrant les dents. Certes, elle pleurait, mais en silence.
Quand il l’humiliait ainsi, elle le fixait froidement et finalement, il se
rendit vite compte qu’il baissait les yeux avant elle. Il pouvait la voir
sourire dans ces cas-là, un sourire vide, sans émotion.
Au bout d’un certain temps, il
s’était lassé. Il avait vite compris qu’elle ne céderait jamais. C’était la
première personne qu’il rencontrait avec une telle volonté. Elle devint sa
maîtresse attitrée. Elle avait, en soi, une sorte d’immunité même si elle était
prisonnière de ce château. La seule femme dont Hidalgo n’avait aucun droit de
toucher pour son plaisir.
Isayc laissa ses yeux bleus ciel
parcourir ce corps frêle. Isadora Isoko avait presque dix-sept ans maintenant.
Elle n’était pas très grande, une peau lisse et douce cuivrée. Très svelte,
elle portait surtout des robes longues colorées qui harmonisaient son visage
ovale et sa longue chevelure blonde.
Se sentant observer, la jeune fille
leva les yeux de son livre. Elle fronça les sourcils. Elle détestait sentir le
regard de cet homme sur elle, mais pour sa survie dans ce château, elle devait
s’en accommoder et il le savait. Isadora se mordit la lèvre pour éviter de
faire une mauvaise réflexion. Mieux ne valait pas le mettre en colère. À la
place, elle demanda, non plutôt elle ordonna :
-
Je veux avoir la permission pour aller rendre visite à Doris.
-
Non, je n’en ai pas envie.
La jeune fille fit claquer sa langue
sur son palet et reprit :
-
Je veux la voir ! Je fais déjà tout ce que vous me demandez sans
rechigner, alors pourquoi me refusez-vous de voir ma sœur ? À moins bien
sûr que vous n’avez pas tenu votre parole de ne rien lui faire ?
Isayc sourit, d’un sourire méprisant.
-
Pour votre sécurité, vous devriez arrêter d’aller la voir, Isadora. Votre sœur
devient de plus en plus instable. N’oubliez pas qu’elle est en réalité une
déchiant. Les déchiants naissent pour tuer, même si vous lui avez donné une
âme, celle-ci est bien trop fragile. Votre sœur, puisque vous voulez toujours
la considérer comme telle finira par ne plus vous reconnaître et vous tuera.
Isadora repoussa une mèche de cheveux
derrière son oreille. Elle esquissa un sourire, presque de joie.
-
Ne comprenez - vous pas, Isayc ? Si je dois mourir de ses mains, alors je
mourais de ses mains. Je ne lui en voudrais pas le moins du monde. Elle est ma
sœur, elle le restera indéfiniment.
-
Bien ! Je ne vous donne pas l’autorisation. La discussion est close.
-
Allez pourrir en enfer ! S’exclama-t-elle, d’une voix neutre.
La jeune fille replongea dans sa
lecture. Un coup à la porte retentit. Isayc soupira et invita l’inconnu à
entrer. Isadora ne leva même pas les yeux en sentant le regard noir d’Hidalgo
l’observer avant qu’il ne se rende juste devant le bureau. Elle serra juste le
livre un peu plus fort. Elle haïssait cet homme.
Il paraîtrait que l’Angio dont il est
chargé de retrouver la trace, lui aurait lancé un sort, car depuis le jour de
sa rencontre, Hidalgo avait un sérieux problème sexuel. Il semblerait être
devenu impuissant et faisait souvent des crises presque de démence. Une rumeur
circulait comme quoi la nuit, il lui arrivait de hurler pendant des heures.
Isayc observa son commandant, son ami
d’enfance. Hidalgo était d’origine d’Inonumy, mais son père marchand l’emmenait
souvent en voyage avec lui et un jour, sur la route de Carimba, les deux hommes
avaient fait connaissance et étaient devenus inséparables.
Quand Isayc décida de conquérir tous
les royaumes par jeu. Hidalgo l’avait suivi avec pour seule condition, avoir le
droit de jouer à ses jeux favoris avec quelques sujets de chaque royaume. Isayc
s’était amusé au début à regarder son ami s’amuser avec des femmes ou des
hommes, puis de les découper avec précision de telle façon que la victime reste
en vie très longtemps. À la fin, il dévorait le cœur de ses victimes mortes.
Isayc songea que son ami avait le
regard beaucoup plus fou qu’auparavant, et surtout avait bien maigri. Il
soupira. Il avait cherché un remède, mais d’après le bibliothécaire, le seul
moyen d’annuler la malédiction était, soit l’Angio le libérait de lui-même,
soit Hidalgo le tuait de ses propres mains en lui enfonçant une dague
empoisonnée dans le cœur, soit la nature décidait de le libérer de son libre
arbitre.
Sur ce dernier point, Isayc n’y
comprenait pas grand-chose. La nature ? Que venait-elle faire dans cette
histoire ? C’était complètement stupide. Comme si la nature pouvait faire
quelque chose contre les humains ? Une race aussi puissante que la
leur ?
-
Alors ? As-tu des nouvelles de nos espions ? Ont-ils trouvé des
indices sur cet Angio de malheur ?
-
Oui, quelques-unes, mais ce n’est pas vraiment grand-chose. Ce démon se cache
plutôt bien. D’après, les nouvelles, il se trouverait bien dans Elhalyne, mais
où précisément, là telle est la question ? De plus, le roi Hang Shu donne
également une récompense à toute personne qui lui permette d’arrêter les
Angios.
-
Cela fonctionne-t-il ? Demanda Isayc, les coudes posés sur le bureau, la
tête entre les mains.
-
Bien sûr ! Aux dernières nouvelles, une bonne dizaine d’hommes et de
femmes ont été arrêtés par l’armée de Hang Shu.
-
Haha ! Tout le monde affirme que les Angios sont très puissants. Mais, je
vois en entendant ces nouvelles que cela n’est rien en fait.
Hidalgo hocha la tête, mais restait
quand même sceptique. Dans le rapport, ces hommes lui ont bien précisé que
l’armée avait subi de lourdes pertes.
-
Vous ne devriez pas vous moquer de ces hommes, Isayc. Les Angios, les plus
puissants, sont une rareté, s’exclama, alors, Isadora.
La jeune fille écoutait la conversation
depuis le début. Elle avait appris qu’ils recherchaient ardemment après le fils
du Roi Archibald qui se serait enfui un peu plus d’un an auparavant. Celui-là
même qui avait jeté la malédiction sur Hidalgo.
Les deux hommes se retournèrent vers la
jeune fille. Hidalgo aurait bien aimé détruire le petit sourire de cette
chienne, mais il savait aussi qu’Isayc ne la lui laisserait pas.
-
Que voulez-vous dire ?
-
Ce que je veux dire, c’est que les Angios prisonniers ne sont pas très
puissants. Ils sont d’une catégorie inférieure, un peu comme dans une armée. Il
y a des grades. Dans la race des Angios, c’est un peu pareil. À mon avis,
Hidalgo, vous feriez mieux de prier mère Nature pour votre survie, car la
lignée la plus puissante parmi les Angio, c’est le clan Pfefferberg.
Elle lui adressa un sourire glacial.
Hidalgo serra les dents. Qu’est-ce qu’il aimerait la faire taire à
jamais ! Isayc se laissa retomber contre le dossier du siège, contrarié. Il
finit par lancer.
-
Isadora, vous pouvez rendre visite à Doris.
La jeune fille se redressa aussitôt,
avec un sourire beaucoup plus franc, celui-ci. Amusée, elle s’exclama avant de
disparaître.
-
Vous voyez que j’ai encore eu le dernier mot.
Hidalgo se retourna vers son ami
d’enfance. Il cingla :
-
Pourquoi la laisses-tu te parler de cette façon ?
-
Parce que cela m’amuse. Dans un sens, elle ne mâche pas ses mots, un peu comme toi.
Cela me change de tous ces hommes ou femmes qui tremblent de peur rien qu’en me
voyant.
-
Haha ! Tu ne tournes vraiment pas rond, Isayc.
Le barbare haussa les épaules. Même si
cette femme le haïssait au plus profond d’elle-même, il savait qu’elle
n’attenterait jamais à sa vie. Il ne savait pas pourquoi il pouvait lui faire
confiance, mais il en était certain.
-
Bon, puisqu’elle n’est plus là pour écouter. As-tu des nouvelles concernant le
reste de la famille Isoko ?
-
Pourquoi veux-tu à tout prix les retrouver ?
-
Parce que d’après les archives du château, il est dit que leur mère était en
fait la fille illégitime du Roi Archibald. De plus, d’après certaines informations,
elle possédait certains pouvoirs de guérison. Je suis sûr que parmi les enfants
Isoko, il y en a un qui possède également ce don. Je le veux !
-
Ok ! Mais, comment feras-tu pour le ou la faire obéir ?
-
De la même manière qu’avec Isadora, bien sûr ! Trouver son point faible.
Hidalgo se passa une main dans ses
cheveux noirs. Il s’approcha de la baie vitrée. Le soleil ne voulait pas se
montrer en ce mois d’octobre.
-
Pareil que pour l’Angio. Les rumeurs nous emmènent aussi à Elhalyne, mais nous
ne trouvons pas leur trace. Une rumeur parle également des hommes sous terrain
ou hommes des cavernes. J’ai envoyé des espions parmi ce peuple. Cela nous
conduira peut-être à un des enfants.
-
Bien. Continue tes recherches. Je veux ce guérisseur comme je veux cet Angio
Pfefferberg. Monte le montant de la récompense, mais avec discrétion. N’oublie pas
de donner la description de ce garçon. Il ne peut pas se cacher éternellement.
Isadora détacha son oreille contre le
battant. Elle s’éloigna vite afin de ne pas rencontrer par malchance Hidalgo
quand il sortirait du bureau. Un sourire flottait sur ses lèvres. Elle était
contente d’apprendre qu’ils n’arrivaient pas à localiser ses sœurs et son
frère.
Elle savait lequel posséder ce pouvoir
de guérisseur, mais elle s’écorcherait la langue plutôt de l’avouer. Elle s’en
était voulu à mort d’avoir frappé Ménérys. Elle avait vraiment cru l’avoir tué
ce jour-là. Mon Dieu ! Comme elle avait été heureuse d’apprendre que son
frère était en vie et en fuite avec ses deux autres sœurs.
Elle savait également qui était l’Angio
dont Isayc recherchait aussi. Par la description, elle l’avait reconnu même si
quand elle l’avait rencontré, il portait des lentilles de contact afin de
cacher ses yeux rouges. Elle apprit ce jour-là que le garçon rencontrait sous
le nom de Req Berg, était en réalité Requiem Pfefferberg, un Angio puissant,
mais dont le pouvoir n’était pas encore complet.
Elle marchait vite sans regarder les
soldats silencieux. Elle n’aimait pas les regarder, car ils lui rappelaient
trop bien qu’ils faisaient partie de la race de Doris. Elle arriva devant les
marches menant aux cachots. Elle descendit avec une extrême prudence,
surveillant ses arrières également. Un assassinat était si vite arrivé. Elle
avait ainsi appris que sa chère mère morte dans ces escaliers avait été poussée
par un homme engagé par le Roi Archibald. Cet homme répugnant voulait faire
disparaître la preuve de son infidélité.