Requiem Pfefferberg : 06
La rencontre avec
Duncan Stuno et Sahel Shang
Mongaliste était un petit village se
situant entre une plaine immense d’un côté et une forêt de l’autre. Il se
trouvait coupé du reste du monde. Le monarque d’Elhalyne la belle ne devait
même pas connaître son emplacement.
En tout cas, les villageois n’avaient
jamais rencontré les collecteurs d’impôts. Ils ne s’en portaient pas plus mal,
car les grandes villes en souffraient beaucoup. Les plus anciens du village
racontaient souvent que le pays était vraiment en harmonie et en paix quand les
Angios étaient encore au pouvoir. Malheureusement, le dernier d’entre eux, le vieil
Aymeric venait de mourir selon les dires de maladie.
Les
ancêtres en étaient choqués. Les Angios ne tombaient jamais malades, disaient-ils,
les gens du château mentaient comme des arracheurs de dents. Mort de
vieillesse, ils auraient pu le croire, mais de maladie ? Impossible !
Le nouveau Roi proclamé était un
jeune Duc qui n’avait aucun lien avec Aymeric. Celui-ci n’avait laissé aucun
héritier. Le Duc Hang Shu décida de prendre les rênes avec l’aide des
conseillers de la couronne. Personne n’avait osé contredire cette légitimée de
peur des représailles.
Manos Stuno sortit de sa maison de
bois après avoir salué sa femme d’un tendre baiser. Vingt ans de mariage avec
la douce et aimante Elina, c’était le rêve de beaucoup d’hommes et certains
l’enviaient sincèrement.
Il se dirigea vers la maison la plus
éloignée. Il faisait signe à toutes les personnes qu’il rencontrait, discutait
avec certains du temps, de la récolte, de leur enfant. Elina ne lui avait donné
qu’un seul fils, Duncan, âgé maintenant de dix-huit ans déjà. Que le temps
passait vite ! Il ne l’avait pas vu grandir.
En arrivant devant la dernière
maison, il frappa à l’entrée. Il signalait juste sa présence à la femme qui y
habitait. Marine Shang était une jeune veuve venue deux ans auparavant dans
leur village afin de vivre en paix avec son tout jeune fils. Son mari d’après
ces dires serait mort pendant la guerre à Inonumy. Une guerre qui ne dura que
le temps à Isayc le barbare de prendre entièrement le contrôle de tout le
royaume. Personne, maintenant, n’osait le défier.
Isayc avait annexé à Inonumy les deux
autres royaumes à sa possession, Noslado et Carimba. Elhalyne et Soleda se
faisaient très petits devant cette nouvelle puissance. Ils tremblaient comme de
vieilles carcasses devant cet envahisseur.
Manos venait donc souvent chez Marine
afin de lui couper du bois pour l’hiver approchant. Il attrapa la hache et
commença son travail. Il aimait beaucoup le travail physique. Il pouvait ainsi
se changer les idées. Son fils avait tendance à être comme lui.
D’ailleurs, Duncan avait hérité de la
carrure de son père et même de son visage. Un corps, plutôt grand, mais trapu,
leur visage pouvait être considéré de sévère à cause de leur mâchoire carrée,
sauf quand ils souriaient, leurs yeux marrons brillaient et les rendaient
beaucoup plus sympathique. Comme Elina disait « Mes hommes sont comme des
ours, ils font peur, mais en fait ce sont de grosses peluches vivantes » !
Un sourire éclaira le visage de Manos
en songeant à cette phrase. Il sentit alors un regard sur lui. Il arrêta alors
sa hache et se tourna vers la petite silhouette gracile. Il y vit un petit
bonhomme de huit ans à peu près, très svelte, la peau d’un blanc laiteux. La
frimousse ressemblait à celui d’un ange avec son visage ovale, son petit nez
retroussé et surtout ses yeux. Manos adorait les yeux de ce gamin, des yeux bridés,
mais dont la couleur argentée brillait toujours d’un éclat doux, espiègle et
vif.
Sa mère lui avait laissé pousser les
cheveux et leur longueur atteignait la moitié du dos. Sa femme aimait beaucoup coiffer
cette magnifique chevelure, d’un blond cendré. Mais, parce qu’il y avait un mais…,
ce garçon si parfait avait deux défauts. La première était qu’il ne parlait
pas, la seconde était la marque en forme de barbelés autour du cou.
Le fait d’être muet était en soi pas si
dramatique que cela, le garçon arrivait très bien à se faire comprendre, mais
pour la marque sur le cou, Manos en était un peu effrayé. Il ne comprenait pas
pourquoi il réagissait ainsi, mais cette marque n’était pas naturelle selon
lui. Elle ressemblait à une malédiction.
-
Bonjour Sahel ! Finit-il par dire après son long silence.
Le gamin pencha la tête sur le côté et
lui adressa un sourire troublant. « Mon Dieu ! Pour un sourire
pareil, nous serions capables de lui décrocher la lune si seulement il pouvait
le demander, pensa aussitôt Manos. »
-
Duncan n’est pas là. Il est parti chasser dans la forêt.
Le jeune garçon hocha la tête en signe
de compréhension. Il s’installa alors sur une grosse buche et continua de
regarder l’homme. Manos se gratta la tête. Il ne voulait pas blesser l’enfant
avec ses mots.
-
Euh!... Tu ne devrais pas rester ici, Sahel. C’est dangereux, je ne voudrais
pas que tu sois blessé par accident.
Le jeune garçon soupira, un peu triste.
Il s’ennuyait. Il grimaça en entendant sa mère crier tout à coup.
-
Sahel ? Arrête d’ennuyer les adultes. Viens ici de suite !
Sa mère allait encore l’empêcher de
sortir. Elle n’appréciait pas le voir discuter avec d’autres personnes. Elle
tolérait juste la famille Stuno et encore, c’était vraiment limite. Il ne
comprenait pas pourquoi elle agissait ainsi avec lui. Il aimerait beaucoup lui
dire qu’il en avait assez d’être traité comme un enfant irresponsable, mais il
ne pouvait pas.
Il pénétra dans sa maison et croisa le
miroir du couloir qui menait à la cuisine. Son reflet lui montra la cicatrice
autour de son cou. Il ne l’aimait pas. Il l’avait depuis son plus jeune âge,
mais il ne la supportait pas. Elle ressemblait trop à une laisse. Il était sûr
qu’elle l’empêchait d’être vraiment lui.
Sa mère lui ressemblait beaucoup. Elle
aussi avait les yeux argentés et les cheveux blond cendré, Sahel la trouvait
très belle, mais il ne l’aimait pas. Elle lui mentait depuis toujours, mais il
ne savait pas en quoi. Elle était assise sur une chaise et d’épluchée des
pommes de terre. Elle s’arrêta à son entrée. Elle lui fit signe d’approcher.
Elle posa ensuite ses deux mains sur
les épaules du garçon. Sahel se tendit. Il allait sentir une certaine douleur à
son cou. Il ne savait pas si c’était vraiment elle qui lui donnait cette
douleur, mais à chaque fois qu’elle osait poser ses mains de cette façon, la
douleur était présente.
-
Tu dois m’écouter plus sérieusement mon petit Sahel. Tu ne dois pas jouer avec
les villageois. Tu leur es bien trop supérieur pour te laisser souiller par
cette race déficiente.
Les yeux argentés brillèrent et des
larmes coulèrent le long des joues du jeune garçon. La douleur était
insoutenable. Il finit par s’éjecter en arrière, vexant sa mère par ce geste.
Celle-ci ne devait vraiment pas se rendre compte de la douleur qu’elle
provoquait.
Il secoua la tête. Pourquoi n’avait-il
pas le droit d’être ami avec ces hommes ou ces femmes du village ? Et en
quoi était-il supérieur à eux ? Il ne comprenait pas du tout. Il préféra
s’éloigner. Il se mit à courir et sortit en trombe de la maison en bousculant
au passage Elina Stuno. La femme regardant le petit s’éloignait avec
inquiétude. Il fonçait droit dans la forêt. Elle préféra le signaler à son
époux.
Duncan Stuno commençait sérieusement à
se demander s’il arriverait à chasser quelque chose aujourd’hui. Il était
pourtant l’un des meilleurs chasseurs du village et des environs. Mais
aujourd’hui ne devait pas être son jour. Il songea alors faire une petite pause
à la prochaine petite plaine qu’il croiserait.
D’après son sens d’orientation à toute
épreuve, il constata que son prochain arrêt serait près d’un ruisseau. Il
pourrait peut-être faire une bonne pêche au lieu de la chasse. Qui sait ?
D’un bon pas joyeux, il s’y rendit.
Quand il déboucha dans petite éclaircie,
il stoppa net devant le spectacle devant lui. Un homme dormait, allongé sur
l’herbe, la tête posée sur un sac de voyage. Le soleil faisait briller ses
cheveux acajou qui faisaient ressortir sa peau brune. Mais le plus étrange
était plutôt son petit compagnon. Un magnifique Aigle se tenait sur une des
épaules de l’homme et surveillait autour de lui comme un bon chien de garde.
Enfin, il donnait cette impression à Duncan.
Le volatile le vit et le regarda
froidement en penchant sa petite tête pendant un petit moment avant de
trompeter d’un seul coup. Il fit un tel boucan que le dormeur se réveilla en
sursaut.
-
Otys ! Je t’ai déjà demandé d’arrêter de glatir dans mes oreilles. Tu veux
me rendre sourd.
Par pure vengeance de s’être fait
gronder, l’Aigle poussa de nouveau son cri avant de prendre son envol. Duncan
était complètement pétrifié, non pas de peur, mais de ravissement. C’était la
première fois qu’il rencontrait un humain et un volatile être aussi proche.
L’homme se releva et se retourna.
Duncan en fut encore plus estomaqué.
L’homme face à lui devait avoir au moins son âge et il avait une beauté aussi
sauvage que le volatile, mais sa plus grosse surprise était surtout la couleur
de ses yeux. C’était la première fois qu’il rencontrait quelqu’un avec des yeux
rouges comme le sang.
-
Euh!... Bonjour, finit-il par dire, bêtement.
Le vagabond sourit, montrant au passage
une dentition parfaite et très blanche. Duncan fut soulagé de voir que
l’individu n’était pas un mendiant. Il n’en avait pas l’allure, mais bon, il
fallait faire attention aux apparences. Elles pouvaient être trompeuses.
-
Je m’appelle Duncan. Et vous ?
-
Requiem, mais tu peux me tutoyer. Cela ne me dérange pas. Je ne savais pas
qu’il y avait un village dans les environs.
-
Oui, tous les voyageurs nous le disent. Nous sommes vraiment coupés du monde.
Duncan se sentait intimidé face à ce
garçon du même âge. Habituellement, il était le plus grand, mais le voyageur le
dépassait presque d’une bonne tête. D’où venait-il pour être aussi grand ?
-
Comment as-tu fait pour être ami avec un Aigle ?
-
Je lui ai juste soigné son aile blessée, mais depuis il ne me quitte plus.
Comme j’en avais assez de l’appeler, monsieur, l’aigle, je l’ai baptisé Otys.
Il a l’air de l’apprécier. C’est un bon compagnon de route, un peu étrange je
dois admettre.
-
Bah ! L’originalité peut avoir du charme.
Requiem émit un petit rire. Il
appréciait bien ce garçon. Il ne semblait pas effrayé par ses yeux. Un bon
point pour lui ! D’un seul coup, un énorme grommellement retentit faisant
sursauter Duncan. Il se mit sur ses gardes aux aguets. Requiem leva les yeux
vers les cieux et resta figé un instant avant de ramasser son épée posée à même
le sol. Il se mit à foncer droit devant lui.
Duncan vit le jeune voyageur ramasser
son arme et partir en courant. Quelle mouche l’avait piqué celui-là ? Un
sanglier en fureur se trouvait dans les parages. Duncan reconnaitrait ce
grommellement comme personne. Ce sanglier, tous les villageois, le surnommait
le « démon des enfers ». Il avait déjà causé la mort de plusieurs
chasseurs.
Il devait prévenir ce garçon du danger.
Duncan serra son arc dans les mains et partit à la poursuite du voyageur. Il
eut bien du mal à le suivre. Requiem courait avec une souplesse incroyable
presque comme celle d’un félin. Il ne ralentissait même pas quand il tournait. Duncan
lui eut bien du mal à ne pas chavirer à chaque fois.
Il pouvait aussi voir le voyageur
observer le ciel de temps en temps. Que regardait-il ? Duncan fit de même
et aperçut alors l’Aigle. Celui-ci tournait autour d’un secteur de façon
frénétique. Quelque chose devait se produire à cet endroit.
Requiem ne perdit pas de temps. Il
fonça sans s’arrêter. Il ne savait pas pourquoi, mais son pressentiment lui
disait de se dépêcher. Il arriva enfin à la sortie. Il se retrouva devant une
petite plaine. Un énorme monstre ressemblant à un sanglier, mais d’une taille démesurée
frottait le sol, le corps agité de fureur explosive.
Au centre se tenait un jeune garçon qui
observait la créature, le regard horrifié. Requiem pouvait voir les traces de
larmes sur les joues. Il ne savait qui était cet enfant, mais il sentait une
urgence en lui. Il devait faire son possible de sauver ce garçon.
Le sanglier se mit en mouvement et
fonça droit sur sa proie. Duncan arriva à ce moment-là et vit toute l’horreur.
Le pauvre Sahel se trouvait être la fameuse proie du démon de la forêt. Duncan
sortit rapidement une flèche et tendit son arc. Il n’allait pas rester à ne
rien faire sans réagir, même s’il savait sans espoir de sauver l’enfant. Il ne
prit pas le temps de voir ce que fabriquait le jeune voyageur.
La flèche lancée toucha très bien la
cible faisant grogner l’animal, une autre et une autre furent lancées, mais
sans succès. Duncan en avait presque les larmes aux yeux. Il l’aimait bien ce
gosse. Quand le monstre arriva presque sur le gamin, Duncan le vit s’arrêter
net sans aucune raison. Alors, il vit enfin. Requiem s’était déplacé bien plus
rapidement que l’animal et se trouvait devant la proie du monstre.
Le sanglier piétina de fureur, mais
l’épée rougeoyante de l’étrange humain le tenait en place. L’animal était loin
d’être stupide. Il sentait bien que cet homme face à lui n’était en rien un
être aussi faible que ces humains.
Le monstre remua toujours furibond. Il
ne voulait pas croiser les yeux rouges. Il en avait peur. Il pouvait donner la
mort. Le vent se leva d’un coup. Il venait de l’est. Le vent venait d’un
endroit où il ne venait jamais habituellement. Ce n’était pas logique pour
l’animal. Le sanglier entendait des chuchotements dans ses oreilles. Des
chuchotements ressemblant à des chants.
Le monstre recula de peur, effrayé.
L’homme aux yeux rouges s’avança, alors l’animal fit demi-tour et prit la
poudre d’escampette. Duncan ne comprit pas vraiment ce qui avait bien pu se
passer, mais l’important était la sécurité de l’enfant. Il fonça en direction
du jeune garçon.
Celui-ci se laissa prendre dans les
bras de son grand ami et se remit à pleurer. Il redressa la tête en entendant
des bruits de pas. Il croisa les yeux rouges de l’inconnu qui venait de lui
sauver la vie.
Requiem observa le jeune garçon, très
surpris. Il n’avait pas remarqué sur le coup, mais maintenant il pouvait bien
voir les yeux argentés. Ce jeune garçon était tout simplement un angio comme
lui, mais : pourquoi avait-il encore l’apparence d’un enfant humain ?